Source : Vacances-travail en mode hybride: l’hyperconnectivité en procès, Jean-Benoît Nadeau, Cahier spécial Tourisme d’affaires, Le Devoir, 12 octobre 2024

S’il peut être difficile de se déconnecter pleinement du travail pendant les vacances, trouver l’équilibre entre vie personnelle et professionnelle durant un séjour hybride vacances-travail l’est peut-être davantage. Des experts s’en inquiètent, arguant que les comportements d’hyperconnectivité risquent de créer une nouvelle norme.
Quand on lui parle de « tracances », de « travacances », de « bleisure », de « nomades numériques » et autres appellations à la mode pour désigner les vacances-travail en mode hybride, Luc Lapointe s’emporte. Il faut dire que ce consultant en ressources humaines, qui dirige son entreprise appelée Scientifyx, fait son miel avec des recommandations basées sur les données probantes. « Or, il n’y a rien de probant sur ce sujet, tout simplement parce qu’on mêle tout et qu’on ne sait pas de quoi on parle. Les vacances-travail en mode hybride, peu importe l’étiquette, c’est un concept essentiellement fabriqué par des “marketeux” de forfaits de séjours touristiques. »
Et en effet, qu’est-ce au juste qu’un séjour travail-vacances ? Il peut s’agir de partir travailler un mois à Paris pour en profiter un peu. Ou à l’inverse, prolonger un séjour d’agrément pour prendre ses courriels de temps en temps et, peut-être, donner une demi-journée de travail. « Des vacanciers et des voyageurs qui joignent l’utile à l’agréable, ça n’a rien de nouveau », souligne l’entrepreneur avec irritation.
Peu lui chaut, donc, que telle étude ou telle revue évalue à 6 %, à 8 % ou à 12 % la proportion de séjours effectués en mode hybride, et en parle comme d’un phénomène émergent. « Ce qui est nouveau, c’est le problème de l’hyperconnectivité au travail. J’ai lu 1500 études là-dessus et, sur ce point précis, les données sont probantes. C’est en train de redéfinir toutes les normes sociales. L’enjeu est là », soutient-il.
La norme sociale, c’est vous
Difficile, en effet, de prendre des vacances sans se sentir coupable, de nos jours. « Peu importe ce qu’on devrait indiquer comme message d’absence. Si vous annoncez “je suis parti en vacances” et que vous répondez tout de suite, vous changez la norme sociale », observe Ariane Ollier Malaterre, professeure au Département d’organisation et ressources humaines de l’UQAM, qui explore les frontières nouvelles entre la vie professionnelle et la vie personnelle. « Si tout le monde répond pendant ses vacances, les vacances n’existent plus. »
Les deux spécialistes s’accordent sur le fait que le niveau de ce qui constitue l’hyperconnectivité dépend de chacun : « Certains détestent qu’on les dérange, explique M. Lapointe. D’autres s’en accommodent plus ou moins. Et certains angoissent tellement à l’idée de ne pas être dans le coup qu’ils sont incapables de décrocher. »
Le bénéfice dépend de la personne et de son type d’emploi, précise Mme Ollier Malaterre. « Ça peut même être agréable pour les individus à l’aise avec l’intégration, célibataires, sans enfants, ou dont le travail n’exige pas une interaction avec des collaborateurs. Autrement, vous risquez des conflits, qui peuvent vite devenir très perturbateurs. »
D’après Luc Lapointe, la technologie nous fait vivre une révolution du monde du travail. « Les normes changent et elles ne sont pas encore établies, dit-il, mais il est certain que, si on répond parce qu’on se sent obligé de le faire, on se trouve à donner à l’autre le droit de nous solliciter à nouveau. On crée une escalade et une nouvelle norme. »
Ariane Ollier Malaterre juge que les vacances sont une dépense personnelle qui coûte cher et que nous gagnerions à sanctuariser. « Physiologiquement et psychologiquement, le temps idéal dépend de l’individu, du lieu et de son niveau de fatigue. Mais, en Amérique du Nord, nous avons tendance à privilégier des vacances courtes et généralement insuffisantes. »
Optimiser la communication
M. Lapointe est d’avis que, dans le contexte où la norme sociale se redéfinit, les organisations doivent absolument faire l’effort de délimiter les objectifs de connectivité et les moyens de la communication.
Le fameux « droit à la déconnexion » est un concept utile, mais insuffisant, juge Ariane Ollier Malaterre. Cette idée française, reprise ailleurs — l’Ontario a légiféré là-dessus en 2022, et le Québec envisage de le faire — est loin d’être une panacée. Certes, elle permet aux employés de se sentir plus libres de ne pas répondre. « Mais, dans la réalité, ce n’est pas une solution miracle. Les employeurs et les superviseurs qui insistent ont le gros bout du bâton, et il est difficile de leur dire non sans conséquence. »
D’après Luc Lapointe, la réponse est pourtant relativement simple : optimiser la communication. Les organisations doivent simplement établir un code de conduite, en définissant quel outil de communication utiliser pour les urgences, lequel employer pour les sujets « importants, mais non urgents », lequel pour ce qui est secondaire et quel temps de réponse est acceptable pour chacun.
« Dans la situation actuelle, les gens se sentent obligés de suivre leurs courriels en vacances parce que rien ne définit ce qui est urgent ou non, explique-t-il. Or, moins on décroche, plus on s’épuise intellectuellement. »